vendredi 19 novembre 2010

Eva Joly : "Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ?"

Editions les Arènes, 2003.

Eva Joly relate dans ce document son expérience de magistrate durant l'affaire Elf. Elle ne dévoile pas les détails ni ne cite précisément personne, ou très peu - l'instruction était en cours et elle devait donc respecter le secret.
Par contre, elle y dévoile tout ce dont nous avons peu entendu parler à l'époque : les intimidations, les menaces, les cambriolages, la surveillance, les écoutes téléphoniques et micros (même dans son bureau au Palais de Justice !), les manipulations médiatiques, les dossiers volés, tout ceci face à une institution judiciaire au mieux indifférente, au pire complètement incrédule.
Les menaces sur sa vie se précisant, elle en vient à ne presque plus avoir de vie privée jusqu'au jugement final de l'affaire, constamment sous la protection de gardes du corps.

Le Premier Président de la Cour d’Appel la convoque un jour dans son bureau pour la prévenir : « Ne vous approchez pas des fenêtres », « Soyez sur vos gardes, tout le temps et partout. C’est très sérieux.»
Un général de très haut rang au cours d'un cocktail : "Ce sera une autre histoire si vous quittiez le milieu du pétrole pour celui des ventes d'armes. Chez nous, il n'y a pas d'avertissement : si vous commencez à enquêter, je vous donne 48 heures." [...] Dès lors, et jusqu'au dernier jour de l'instruction, à chaque fois que je prendrai une solution difficile, cet avertissement résonnera en moi, comme une pensée que l'on chasse du revers de la main mais qui revient toujours. "Je vous donne 48 heures...".
Les témoins qui viennent dans son bureau sont terrorisés, ils craignent pour leur vie comme pour la sienne.

Elle décrit la généralisation de la corruption non seulement dans le monde, mais également dans la société française, et le recul général de la loi sur le domaine de la lutte contre les malversations financières - on préfère lutter contre le vol à la tire... :
« Je ne vois pas l’hydre du mal, un crime terrible et multiforme qui attaquerait nos forteresses assiégées, mais un pouvoir respectable et installé qui a intégré la grande corruption comme une dimension naturelle de son exercice. »
"En France, au cours de la dernière décennie, plus de 900 élus ont été mis en examen (à 67,6% pour délits financiers), dont 34 ministres ou secrétaires d’Etat sur 128 – soit près du quart ! Notre président de la République lui-même [Chirac, à l’époque], à la fin de son mandat, devra affronter plusieurs procédures judiciaires qui sont aujourd’hui suspendues."
Elle parle notamment, ô surprise, du contrôle des médias par les grands groupes et donc de la qualité suspecte des informations qui nous parviennent quotidiennement. Tout ce procès retentissant est surtout décrit comme un gigantesque épluchage de papiers, de comptes, de factures, et le démêlage d'écheveaux compliqué entre les sociétés-mères et les sociétés écrans possédant des centaines de comptes dans différents pays.

Elle décrit les hommes convoqués dans son bureau :
"Ces hommes n'ont pas mis les pieds dans un bureau d'administration depuis des lustres - sinon, à la rigueur, dans des cabinets ministériels. Le revers de leur veste est fleuri de la Légion d'honneur. Leurs boutons de manchette sortent des écrins de la place Vendôme. Le Who's who leur consacre de longues notices. Ils nous montrent avec insistance qu'ils ne sont pas à leur place sur cette chaise un peu usée.
Certains laissent simplement affleurer un certain désarroi et perdent pied ; la plupart ne peuvent cacher leur morgue. Ce sont des animaux à sang froid, d'une intelligence déliée, passant brutalement d'une douceur convenue, presque mielleuse, à un ton cassant, haineux, implacable. Ils ont perdu l'habitude d'être contredits. A l'aise dans les exposés généraux, ils se troublent face aux détails prosaïques - ceux qui ne trompent pas. Alors, au mieux, ils tentent une négociation bien que nous soyons sur le terrain de la loi et pas du contrat. Au pire, ils perdent leur self-control et confondent le code pénal avec le juge d'instruction chargé de l'appliquer.
Presque aucun d'entre eux ne se risque à reconnaître l'évidence, parfois aussi simple qu'un versement d'argent suspect sur leur compte en banque personnel. Comme si l'argent avait été crédité à leur insu et dépensé par leur main droite sans connexion avec l'hémisphère gauche de leur cerveau. Je comprends peu à peu qu'ils ne voient pas les délits, parce qu'ils évoluent dans un autre monde, physique et mental."

Elle conclut en évoquant l'influence qu'a eu cette expérience sur sa vie : "J’ai vu l’impunité comme règle et la loi comme exception. J’ai mesuré les limites de la justice. Malheureusement, ce n’est pas parce que nous ne poursuivrons plus les délits financiers qu’ils ne seront plus une menace pour le contrat social - au contraire." qui l'amènera à vouloir s'engager dans le combat.
« Au regard de l’histoire, notre génération portera la responsabilité d’avoir laissé se développer dans le sillage de la mondialisation des germes mortifères pour la démocratie. La banalisation de la corruption est en effet l’envers d’une société marchande où l’argent tend à devenir le seul critère de considération et l’unique horizon des individus. »

Certains passages de son livre m'ont fait penser à celui de Jean Ziegler : "l'empire de la honte" (Fayard, 2005), qui avait lui aussi rédigé un livre contre la corruption ("La Suisse lave plus blanc"), notamment dans la description de ces magouilleurs à l'apparence respectable qui ont l'air faits de glace.

Honnêtement, à sa place, combien d'entre nous (moi comprise) auraient eu peur et auraient tout laissé tomber ? Il faut lui reconnaître le courage d'avoir mené ce procès à son terme, avec l'aide de Laurence Vichnievsky notamment. Ce livre est toujours d'actualité, surtout ces derniers jours, et je n'ai pas pu m'empêcher de penser que l'argent pour financer les retraites ne serait pas bien difficile à trouver si la justice y mettait un peu du sien pour appliquer la loi
siffle

Un livre que je recommande très chaudement.
(Désolée si je n'ai pas été très claire, je suis en train de faire deux choses en même temps !)

1 commentaire:

  1. Merci =^.^=
    C'est clair qu'aux dernières élections, je n'ai pas voté pour elle par hasard, et où elle ira je la suivrai. On ne m'a jamais entendue dire ça d'aucun autre personnage politique ! Juste parce qu'elle est intègre. Point. Le reste, je m'en balance.

    Et oui, moi je me serais sauvée en courant, je le sais. J'ai eu, dans ma vie pro, à affronter bien moins pire, et j'ai préféré me protéger moi et protéger ce qui faisait ma vie (et jamais je ne voterai DSK, les deux sont liés, j'expliquerai un jour publiquement pourquoi peut-être...). Cette femme est courageuse et intègre. Rarissime !

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