Utilité du bonheur
Heureux habitants du Tarn et des autres départements français, autrefois la philosophie s'efforçait de répondre à ces trois questions : où suis-je ? où cours-je ? et dans quel état j'erre ? Depuis une quinzaine d'années, une quatrième interrogation essentielle est venue enrichir cette liste : dans quelle forme suis-je ?
Dominées par cette préoccupation, des milliers de recherches ont été conduites par des savants pas toujours désintéressés afin de déterminer les règles de vie assurant la bonne santé par la bonne hygiène et laissant espérer qu'en bout de compte, la mort deviendrait choquante non plus par la douleur qu'elle cause, mais par le préjudice qu'elle occasionnerait à des gens qui auront suivi à la lettre les commandements des hygiénistes.
Quoi, diront à Charon ceux qu'il invitera à passer aux Enfers, j'avais le ventre plat à force d'exercices, je trottinais tous les week-ends en survêtement fluorescent afin que mon coeur se bronze, j'avais renoncé dans la douleur à fumer de l'herbe à Nicot afin de conserver des artères souples et des poumons sans tâche, je n'avais bu d'alcool qu'aux fêtes carillonnées (et encore, du bout des lèvres) afin de me conserver le foie de mon enfance, j'avais allégé mon beurre, j'avais zéropourcenté mes yaourts, j'avais remplacé la miche de pain par de rugueux biscuits suédois, j'avais sacchariné mon café après l'avoir fait débarrasser de sa caféine, je m'étais adonné sans faiblesse à toutes les prescriptions du culte du moi et pourtant, je suis mort ! Y'a du rab d'abus ! J'ai été floué.
Tu n'avais qu'à, répondra Charon, lire les travaux du professeur Warburton del 'université de Reading. Cet éminent spécialiste de la psychopharmacologie, après avoir étudié cinq mille personnes dans seize pays, a en effet établi que la seule chose qui augmente l'espérance de vie, c'est le sentiment du bonheur ou, plus précisément, l'absence de sentiment de culpabilité.
Quiconque assume tranquillement le plaisir qu'il tire d'une bonne tasse de café sucré, d'une tablette de chocolat, d'une bouteille de vin, de quelques cigarettes et d'une grasse matinée - et même d'un gras après-midi - est assuré de vivre aussi longtemps que le lui permet son patrimoine génétique - et même un peu plus.
Mais attention ! Le professeur Warburton, qui n'est ni systématique ni sectaire, a tenu à préciser qu'il n'était nullement hostile à l'exercice en général ni au jogging en particulier à une seule condition : aimer ça, non parce qu'on a lu dans un magazine que cela faisait du bien, mais parce que les yeux dans les yeux, on peut se regarder dans son miroir et s'avouer que l'on en tire du plaisir...
Je vous souhaite le bonjour.
Nous vivons une époque moderne.
29 décembre 1994
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