dimanche 12 septembre 2010

Alberto Manguel : La bibliothèque, la nuit

« Qu'elle soit constituée de quelques livres ou de volumes par milliers, qu'elle obéisse à une classification rigoureuse ou aléatoire, qu'elle soit de Montaigne ou d'Alexandrie, qu'on veuille la détruire (comme, si près de nous, à Sarajevo, à Kaboul, à Bagdad) ou l'ériger, qu'elle soit mentale, comme chez Borges, ou institutionnalisée - avec heures d'ouverture et réglementations -, qu'elle ait pour résidence de vastes bâtiments aux allures de nefs ou de temples ou qu'elle joue les passagères clandestines dans des cartons, entre deux déménagements, que les livres qui la composent soient alignés sur des étagères de bois blanc ou d'acajou massif, qu'est-ce qu'une bibliothèque, sinon l'éternelle compagne de tout lecteur- son rêve le plus cher ?

Pourtant, entre les plaisirs offerts par le chaos généreux d'une caverne d'Ali Baba ou ceux; plus austères, que procure le classement, entre infini et rayonnages, faut-il nécessairement choisir ? Et n'y a-t-il pas quelque présomption à vouloir sédentariser, non les livres mais les textes, par définition nomades ? Existe-t-il un ordonnancement idéal du grand thésaurus livresque de l'humanité ? Pour peu que, à l'instar d'Alberto Manguel, on ait affronté en combat singulier, et toute une vie durant, la nature profonde de la bibliothèque, telles sont bien les insondables questions que soulève, in fine, cet espace prétendument banal - voire, pour certains, parfaitement démodé !

Après Une histoire de la lecture, Alberto Manguel offre donc ici un essai " contigu ", au propos lumineusement complémentaire, d'où il appert que construire une bibliothèque, privée ou publique, n'est rien de moins qu'une mise à l'épreuve d'ordre philosophique dont l'avènement annoncé de la bibliothèque électronique ne saurait réduire la portée.

Voyage au cœur de nos livres et histoire de leurs demeures, La Bibliothèque, la nuit, en faisant la part belle aux heureuses ténèbres que l’imaginaire de tout lecteur se plaît à hanter, nous rappelle à quel point les livres, réinventant sans fin la « bibliothèque » qui les accueille, sont seuls maîtres de la lumière dans laquelle ils nous apparaissent – ces livres qui en savent décidément sur nous bien davantage que nous sur eux.

Edité chez Actes sud en 2006. Essai du très érudit Alberto Manguel sur l'histoire des bibliothèques à travers les âges et à travers le monde, qu'elles soient personnelles, publiques, nationales, persécutées, voire même imaginaires. Il faut quand même être intéressé par les livres, par les bibliothèques, par l'histoire pour lire cet ouvrage, mais quand c'est le cas, quel régal !

Ce n'est absolument pas ennuyeux, très vivant, bourré d'anecdotes, d'illustrations, de portraits d'auteurs, de bibliothécaires passionnés, de libraires, un véritablement foisonnement - mais aussi ordonné qu'une bibliothèque ;)

Quelques extraits :

"Vieux ou neufs, le seul signe dont j’essaie toujours de débarrasser mes livres (en général sans grand succès) est l’indication de prix que leur fixent au dos des libraires malveillants. Ces affreuses écailles blanches sont difficiles à arracher, elles laissent des cicatrices lépreuses et des taches de glu auxquelles adhèrent la poussière et la bourre des âges, et je rêve d’un enfer collant spécial auquel serait condamné l’inventeur de ces adhésifs."

"Un lecteur s’est irrité de ce que, dans la London Library, Stendhal fût classé à la lettre B comme Beyle, son vrai nom, et Gérard de Nerval à la lettre G. Un autre s’est plaint de trouver, dans la même bibliothèque, Women (Femmes) classé « sous Divers, à la fin des Sciences », après Witchcraft (Sorcellerie) et avant Wool (Laine) et Wrestling (Lutte). Dans la bibliothèque du Congrés, les intitulés par sujets comprennent quelques catégories étranges, telles que :

- recherches sur la banane,

- la reliure en peau de chauve-souris,

- bottes et chaussures dans l’art,

- les poules dans la religion et le folklore

- égouts : œuvres complètes

« Selon Colette, [Paul] Masson venait la voir dans sa villa au bord de mer et sortait de ses poches une écritoire portative, un porte-plume réservoir et une petite liasse de fiches vierges.

« Qu’est-ce que tu fais, Paul ? lui demanda-t-elle un jour.

- Je travaille, répondit-il. Je travaille de mon métier. Je suis attaché au catalogue de la Nationale, je relève des titres.

- Oh… Tu peux faire cela de mémoire ?

- De mémoire ? Où serait le mérite ? Je fais ieux. J’ai constaté que la Nationale est pauvre en ouvrages latins et italiens du Xve siècle… En attendant que la chance et l’érudition les comblent, j’inscris les titres d’œuvres extrêmement intéressantes, qui auraient dû être écrites… qu’au moins les titres sauvent le prestige du catalogue…

- Mais… puisque les livres n’existent pas ?

- Ah ! dit-il, avec un geste frivole, je ne peux pas tout faire ! »

1 commentaire:

  1. Celui-ci me ravit & m'était inconnue...
    J'aime l'odeur des bibliothèques, son calme mais pas si silencieuse que cela quand on écoute vraiment, l'odeur des livres et les pas feutrés des passionnés alors je ne peux que craquer et me le noter sur mes tablettes...
    D'ailleurs, si tu me permets, je vais mettre le lien de cette page à Dame Quichottine, passagère fidèle du monde de Betty et qui, elle, quelle chance, vit dans une bibliothèque où j'aime me lover contre les coussins moelleux et surtout, écouter ses histoires et balades..

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